Lors de mon passage au Congrès Boréal en 2019, j’ai eu la chance d’assister à une table ronde sur les enseignants de Dune, avec Sami Aoun, Jonathan Genest et Isabelle Lacroix. Ces universitaires, qui apportaient chacun un éclairage différent à cette œuvre culte de Frank Herbert, reviennent en force et s’ajoutent à d’autres collègues pour la sortie d’un livre multidisciplinaire à ce sujet.
Quels enseignements peut-on retenir de Dune? C’est ce que nous allons découvrir dans ce résumé et cette critique!
À propos du livre Les enseignements de Dune. Enjeux actuels dans l’œuvre phare de Frank Herbert
Les enseignements de Dune. Enjeux actuels dans l’œuvre phare de Frank Herbert est un livre sous la direction d’Isabelle Lacroix et publié par Les Presses de l’Université du Québec en 2020. Professeure agrégée à l’Université de Sherbrooke et directrice de l’École de politique appliquée, Lacroix a également codirigé le collectif D’Asimov à Star Wars : représentations politiques dans la science-fiction.
En introduction, Lacroix démontre comment Dune est un classique de la littérature riche en enseignements et justifie son intérêt envers cette saga :
[Cet intérêt] s’appuie d’abord et avant tout sur la richesse de l’œuvre en vue de porter un regard éclairé sur notre monde : « notre monde » étant celui de l’époque de Frank Herbert, celui d’aujourd’hui, voire celui qui adviendra. Pour nous, Dune est un laboratoire futuriste qui nous permet d’étudier tant les composantes collectives des sociétés que leurs composantes purement humaines. (Lacroix, p. 4)
Les enseignements de Dune sont divisés en six chapitres et s’appuient sur une équipe multidisciplinaire, qui se concentrent principalement sur les six premiers tomes du cycle de Dune.
De Dune à Daech : le glossaire inspirant et inspiré de l’univers de Frank Herbert (par Sami Aoun)
Dans ce chapitre, Aoun se penche sur les sources d’inspiration qui se retrouvent dans l’œuvre de Frank Herbert, que ce soit l’influence du psychiatre Carl Gustav Jung ou d’Edgar Rice Burroughs, auteur de Tarzan et du Cycle de Mars. Ensuite, Aoun se concentre sur le glossaire de Herbert, composé d’empruntés et de concepts empruntés aux langues et dialectes arabes, caucasiens, tamazight, touaregs ou berbères :
« Dans Dune, Herbert emprunte le terme Erg – عِرْق –, qui en arabe désigne les types de champs de dunes, sans végétation, couverts par une couche de sable, qui se remoulent à une grande fréquence en forme de vagues, semblables à la mer sous l’effet des vents. D’où l’appellation en anglais Sea. Mais son appellation diffère selon les dialectes. Par exemple, les Touaregs emploient le mot Edeyen, les Libeyens Ramla, en Arabie on le nomme Nefoud et en Asie centrale, le Koum. Herbert emploie Erg, qui est le terme mondialement reconnu. » (Aoun, p. 27)
Dune, une écologie des conséquences (par Corinne Gendron et René Audet)
L’écosystème dynamique est le concept central de ce chapitre rédigé par Gendron et Audet. En effet, selon les auteurs, Frank Herbert mettait en lumière des interdépendances entre les humains et l’environnement de la planète Arrakis. Par exemple, le climat désertique d’Arrakis pousse les Fremen, l’un des deux peuples de cette planète, à s’adapter de différentes façons :
« Cette adaptation repose tout d’abord sur une série de dispositifs et d’activités qui permettent aux Fremen de se prémunir contre le manque d’eau, mais aussi d’en recueillir la moindre goutte. L’innovation la plus particulière du roman est sans aucun doute le distille, un vêtement dont le tissu récupère l’eau d’évaporation du corps et des déjections organiques afin de la recycler. » (Gendron et Audet, p. 53)
Les religions dans Dune : émanciper l’ordre politique et la paix galactique (par Sara Teinturier et David Koussens)
Teinturier et Koussens présentent dans ce chapitre l’omniprésence du fait religieux dans le cycle de Dune, notamment par la présence du Bene Gesserit, ordre religieux féminin inspiré par celui des Jésuites. Les auteurs s’intéressent également aux liens entre religion et pouvoir politique dans cette œuvre de Herbert :
« La politique et le pouvoir sont au cœur de son ouvrage et à le suivre, la religion n’aurait d’autre raison d’être que dans les mains les plus expertes du pouvoir, capables de décider du sort de peuples entiers, voire de l’humanité. Son récit se fait, à ce sujet, dénonciateur et critique de tels usages. Par ailleurs, dans son propos, les pratiques spirituelles présentes dans Dune relèvent plutôt de la maîtrise de soi. Ce faisant, il esquisse une représentation de la religion et de la spiritualité qui s’inscrit dans le moment où il écrit. » (Teinturier et Koussens, p. 69-70).
Interroger le futur : Dune et la dépendance technologique (par Jonathan Genest et Jacques Beauvais)
Ce chapitre est l’occasion pour Genest et Beauvais d’explorer le novum de Dune et tout ce qui s’y rattache. En d’autres termes, le novum est un concept de la science-fiction lié à un élément nouveau. Ainsi, dans le cycle de Dune :
« […] Frank Herbert a tissé un novum cohérent et intégré où les grandes manifestations technologiques sont plutôt rares, mais à l’intérieur duquel la relation entre l’homme et la technologie se fait tout en finesse. À ce sujet, on classe souvent le cycle de Dune dans la catégorie de la soft science-fiction. En choisissant de limiter l’usage de la technologie dans son univers et de l’exposer de façon très intimiste, Herbert a pu se concentrer sur les aspects sociaux et politiques de l’avenir de l’humanité plutôt que le futur des technologies. » (Genest et Beauvais, p. 117)
Élites, régimes et mutations politiques dans la saga de Dune : de la dépendance économique à la dispersion écologique par la centralisation totale (par Tristan Rivard)
Avec ce chapitre, Rivard propose une lecture de Dune à travers les formes et les régimes politiques. Pour commencer, l’auteur effectue une cartographie des forces politiques présentes dans l’univers de Dune, soit l’Empire galactique, les Maisons, les Fremen de la planète Arrakis, la Guilde Spatiale des Navigateurs et le Combinat des Honnêtes Ober Marchands (CHOM) :
« La cartographie des forces politiques de Dune a permis de situer les repères du système de la Grande Convention en les mettant en parallèle, lorsque possible, avec ce qu’ils représentent de la réalité politique. Néanmoins, il s’agit d’un portrait statique, tandis que Dune est avant tout affaire de mouvement et de transformation. En effet, certains auteurs voient même en l’œuvre une mise en récit des principes de la théorie du chaos et des systèmes dynamiques chers aux modèles cybernétiques. Quoi qu’il en soit, le système politique de la Grande Convention est sitôt présenté qu’il est soumis à des mutations radicales, lesquelles s’amorcent avec l’ascendance politique de Paul Atréides. » (Rivard, p. 133-134)
Par la suite, Rivard se penche sur les mutations politiques apportées par Paul Atréides, qui mène à un régime dualiste, alors que son fils, Leto II, fait émerger un régime totalitaire.
Dune, ou quand le salut de l’humanité repose sur l’exercice du pouvoir des femmes (par Isabelle Lacroix)
Dans ce dernier chapitre, Lacroix s’intéresse aux différentes représentations féminines qui s’y retrouvent dans le cycle de Dune. L’auteure note entre autres des modèles individuels (tels que Jessica, Alia, Chani, Ghanima et Hwi), mais également des modèles institutionnels (le Bene Gesserit et les Honorées Matriarches). De plus, elle examine les différentes ressources qui sont à la disposition de ces femmes pour exercer un pouvoir de leader ou d’influence, que ce soit le don de soi, leurs capacités de combat ou l’éducation :
« Le pouvoir d’influence au moyen de l’éducation qu’elles donnent aux personnes autour d’elles, notamment les hommes avec lesquelles elles interagissent, entre aussi dans la catégorie des rôles traditionnels féminins. Jessica, Chani et Hwi usent amplement de cette ressource éducative pour influencer les dirigeants selon leur lecture de ce qui doit être fait. Il est cependant intéressant de constater que les motifs à la base de cette éducation sont bien souvent des impératifs de gouverne, surtout chez Jessica et Chani. Ces femmes enseignent les traditions, mais aussi les stratégies pour obtenir le pouvoir et s’y maintenir. » (Lacroix, p. 177)
En conclusion
Personnellement, j’ai beaucoup apprécié cette analyse multidisciplinaire de Dune, que ce soit d’un point de vue linguistique, politique ou technologique. Dans sa conclusion, Lacroix constate également que ce type d’analyse apporte une compréhension plus profonde de l’univers de Dune. Même si certains personnages ou intrigues reviennent au fil des chapitres, la lecture est loin d’être ennuyante :
« Par exemple, si tous les chapitres ont abordé la question de l’Épice, au centre de l’histoire et de l’univers de Dune, ce n’est pas la répétition qui frappe au sortir de l’ouvrage. Au contraire, le sentiment du lecteur est celui d’une compréhension approfondie à la suite de l’analyse de ses aspects politiques, économiques, religieux, médicinaux et environnementaux. Sans un de ces angles d’analyse, la compréhension serait partielle, incomplète. » (Lacroix, p. 196)
Pour la directrice, cette expérience de multidisciplinarité pourrait également s’appliquer à l’analyse d’enjeux actuels, comme les bouleversements technologiques ou environnementaux. Bref, malgré les défis liés à la multidisciplinarité, les universitaires gagneraient à atteindre un objectif commun à partir de différents points de vue. De mon côté, je recommande fortement cet ouvrage à quiconque ayant un intérêt pour la multidisciplinarité ou la science-fiction, que vous ayez lu Dune ou non.
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