Le roman d’amour est souvent méprisé en raison de sa popularité. Et pourtant, il peut dévoiler beaucoup de choses sur une société. Le résumé et la critique qui suivent s’intéressent avant tout au roman sentimental québécois.
À propos du livre L’amour comme un roman : le roman sentimental au Québec, d’hier à aujourd’hui
L’amour comme un roman : le roman sentimental au Québec, d’hier à aujourd’hui est un essai de Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren publié en 2022 aux Presses de l’Université de Montréal. À la fois analyse littéraire et sociologique, ce livre est le résultat de six années d’écriture sur l’histoire des représentations amoureuses via les romans sentimentaux québécois.
À partir d’une définition établie du roman sentimental, les auteurs établissent un corpus de romans sentimentaux québécois, qui doivent comporter au moins des récits établis en trois temps : rencontre, disjonction et conjonction finale.
« Ellen Constans remonte jusqu’aux romans grecs pour retrouver cette scène du regard échangé entre l’héroïne et le héros, où les futurs amoureux, même étrangers l’un à l’autre, se reconnaissent dans la foule. Sitôt la tension émotive établie, sitôt les protagonistes sont séparés, ce qui consacre le début de la disjonction, étape qui va constituer la majeure partie du volume textuel : les lectrices et lecteurs seront alors occupés à se demander comment les deux promis finiront par être réunis. Car réunion il doit y avoir. » (Luneau et Warren, p. 14-15)
Nous retrouvons dans cet essai six chapitres, qui explorent l’histoire des représentations amoureuses pendant près de 200 ans. Le tout est complété par une annexe, qui regroupe les romans sentimentaux du corpus, ainsi que par une riche bibliographie, un index des noms propres et un index des titres.
L’amour refoulé (1830-1860)
Pour ce premier chapitre, Luneau et Warren n’ont malheureusement pas trouvé de romans correspondant à leurs critères. Voilà pourquoi ils se tournent vers les romans d’aventures, les romans gothiques et les romans de mœurs afin de constater les prémisses du roman sentimental au Québec, alors que l’amour dans ces histoires est acceptable sous certaines conditions :
« Postulant que l’amour est, dans l’existence humaine, à la fois dangereux et essentiel, le discours littéraire canadien-français de la première moitié du XIXe siècle tente de concilier attentes sociales et liberté amoureuse. Dans les récits, la solution la plus universelle pour résoudre cette aporie consiste à faire obligatoirement passer l’expression de la passion amoureuse par l’institution du mariage et, par ce moyen, la plier aux règles de la communauté à laquelle appartiennent les personnages. En d’autres termes, tout en affirmant que l’amour est quelque chose de sauvage et d’indomptable, les autrices et auteurs vont proclamer que ce sentiment ne peut exister en dehors des sacrements catholiques et des différents dispositifs de contrôle social qui leur sont associés. Autre manière de dire que, pour eux, il n’y a d’amour que socialement respectable, toute autre affection étant aveuglement, lubricité, dévergondage ou caprice. » (Luneau et Warren, p. 57)
L’amour sublimé (1860-1920)
Dans le chapitre suivant, l’analyse fait plutôt état de l’endogamie du roman sentimental, alors que le mariage est acceptable seulement entre personnes d’une même communauté ou d’une même religion :
« Dans une société traditionnelle, tout écart par rapport à son groupe, et aux goûts qui lui sont associés, est perçu comme un obstacle à l’harmonie du couple, car celui-ci a pour finalité de refaire l’ordre social antérieur à partir d’une fusion de deux familles. Le mari ne fait que remplacer le père auprès de sa fille, comme la fille remplace la mère auprès du mari. L’interchangeabilité des rôles confirme la pérennité de l’ordre social, que les fiançailles doivent chercher à prolonger et non pas à perturber. Cette attitude se retrouve dans le roman canadien-français des années 1860-1920, et le lectorat est ainsi régulièrement témoin de la recomposition d’une famille par le mariage, au lieu d’assister à sa dissolution à travers le départ de ses membres. Le roman entend démontrer qu’au contraire de ce que nous pourrions penser, le mariage sert à recréer la parentèle plutôt qu’à la défaire. » (Luneau et Warren, p. 95-96)
L’amour domestiqué (1920-1945)
Avec ce chapitre, les auteurs se penchent entre autres sur la popularité et l’influence des romans sentimentaux publiés par des autrices françaises, des romans B.C.B.G. approuvés pour leur moralité et leurs valeurs chrétiennes :
« L’engouement pour la littérature dite “B.C.B.G.” (“bon chic bon genre”) trahit une importante reconfiguration des codes amoureux au Canada français. Désormais, le destin des héroïnes sera de devenir de bonnes épouses et de bonnes mères, tout le reste étant conditionné par l’atteinte de ces deux buts suprêmes. Certes, par rapport à la période précédente, l’amour humain gagne la bataille sur l’amour divin, mais nous verrons qu’au Canada français l’amour des années dites “folles” et des années de “crise” demeure bien sage et peu émotif. Le roman de la première période se déroule souvent dans un décor champêtre idéalisé et l’amour y est au service de la triade travail, famille, patrie; quant à lui, le roman des années 1930-1945 a pour principaux protagonistes des médecins et des avocats de bonne famille évoluant en ville; l’amour y sera prétexte au maintien du statut social. Toutefois, le changement de lieux et d’occupations des personnages ne devrait pour nous faire perdre de vue l’essentiel, qui est que la victoire de l’amour se fait dorénavant au prix d’une domestication. » (Luneau et Warren, p. 119-120)
L’amour célébré (1945-1965)
Ce chapitre accorde une grande place aux fascicules, ces « romans à dix sous » dans lesquels on retrouve de courtes histoires de différents genres, dont l’histoire sentimentale. Dans ces fascicules, l’héroïne est souvent à la recherche d’un mari, qui pourra lui fournir un foyer :
« Nous pourrions donner bien d’autres exemples de cette promesse d’un amour capable à lui seul de transformer la prison plus ou moins dorée de la vie conjugale en une expérience épanouissante. Ce discours du roman sentimental en fascicules tend à soutenir l’idée selon laquelle la production de grande diffusion contient, en même temps qu’une myriade de représentations aliénantes, “certains modes de transgression”. L’héroïne rêve, à cette époque, de se débarrasser de son tablier pour occuper une tout autre fonction que celle de simple ménagère, fonction que tente pourtant de lui imposer le discours social dominant. Elle n’accepte de devenir une fée du logis qu’à la condition que ce rôle soit transfiguré par l’amour de son conjoint. C’est adulée, désirée, reconnue pour ce qu’elle est, pour ses traits de caractère uniques, qu’elle consent à passer du domicile de son enfance au domicile conjugal. » (Luneau et Warren, p. 183)
L’amour sériel (1965-2000)
Dans cette période de profondes transformations sociétales, le roman sentimental évolue, lui aussi, de différentes façons. Selon les auteurs de l’essai, les romans sentimentaux destinés aux adolescents sont révélateurs d’une nouvelle manière d’écrire l’amour :
« Sachant l’amour fugace, les personnages s’adonnent à une monogamie sérielle, ayant au cours de leur vie plusieurs partenaires dont ils sont successivement amoureux, tout en étant fidèles le temps de leur relation. Reflet de cette transformation, les satisfying ends (“fins satisfaisantes”) remplacent de plus en plus, dans les romans, les happy ends et les projets de vie commune, les demandes en mariage (en contraste, dans les années 1980, la moitié des romans Harlequin se terminaient sur une promesse formelle de mariage). Les personnages ne cherchent plus ni la fusion totale des cœurs, comme dans le romantisme du XIXe siècle, ni la complémentarité des fonctions, comme dans le roman bourgeois, ni la recherche d’un foyer, comme dans le roman en fascicules. Le but est plus prosaïque : il s’agit d’être bien ensemble, pour un bout de temps au moins. » (Luneau et Warren, p. 263-264)
L’amour malgré tout (depuis 2000)
Dans ce dernier chapitre, les auteurs se concentrent sur le développement de différentes tendances dans le roman sentimental, comme la chick lit, le courant new adult, mais aussi les romans d’amour LGBTQ+ :
« Si la production de romans sentimentaux LGBTQ+ démontre quelque chose, c’est sans doute à quel point le genre est capable de se renouveler tout en préservant sa structure de base. En affirmant par exemple que la relation asymétrique genrée du couple peut être réinterprétée selon les contextes socio-historiques, le roman LGBTQ+ ne fait pas éclater le genre sentimental, mais, à rebours, il le confirme. Le canevas du roman sentimental, en effet, ne change pas, peu importe qu’il s’agisse d’un boy meets boy, d’un girl meets girl, ou d’un queer meets queer. Du point de vue des sentiments vécus, l’orientation sexuelle des personnages paraît tout à fait anecdotique ou accessoire (une des causes de la disjonction sera, par exemple, la difficulté à “sortir du placard”). Sauf l’orientation sexuelle des personnages et leur remise en question des identités de genre, rien dans ces romans ne déroge vraiment du récit conventionnel. » (Luneau et Warren, p. 279-280)
En conclusion
L’amour comme un roman : le roman sentimental au Québec, d’hier à aujourd’hui est un véritable travail de synthèse, qui s’appuie sur une notion bien définie du roman sentimental. Bien qu’il a dû être difficile de sélectionner les romans sentimentaux les plus marquants (surtout les romans publiés après 1945), nous ne pouvons qu’admirer le dur labeur des chercheurs.
Cet ouvrage est somme toute accessible, même s’il existe certaines notions peu utilisées dans la vie courante (ex. : endogamie). Par contre, il est important de mentionner que le livre contient des descriptions d’agression sexuelle, surtout dans le chapitre 5, qui explique les sagas du v*ol. Malgré tout, il demeure un essai pertinent, qui examine le roman sentimental en tant qu’objet culturel.
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