Avant de nous lancer dans le sujet principal, je tiens à préciser que c’est toujours un plaisir de lire un livre des Presses de l’Université Laval. Non seulement parce que c’est cette maison d’édition qui a édité mon livre, mais aussi parce que l’Université Laval est le lieu où j’ai étudié pendant plusieurs années. Un milieu qui m’est donc familier à mes yeux.
Pour cette chronique, nous allons nous plonger dans un univers qui peut également être familier aux yeux des lecteurs : la bande dessinée.
À propos du livre Montréal dans les bulles: représentations de l’espace urbain et du français parlé montréalais dans la bande dessinée
Montréal dans les bulles: représentations de l’espace urbain et du français parlé montréalais dans la bande dessinée est un essai rédigé par Anna Giaufret et publié aux Presses de l’Université Laval en 2021. Professeure adjointe au Département de langues et cultures modernes et françaises à l’Université de Gênes, en Italie, Giaufret est également membre internationale du Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises de l’Université McGill.
Avec cet essai, Giaufret se concentre sur la représentation de Montréal, mais aussi celle du français parlé montréalais dans les bandes dessinées des jeunes auteures et auteurs :
« Nous n’avons aucunement la prétention de tracer ici un portrait exhaustif de la bande dessinée québécoise […]. Notre tentative est plutôt d’aborder quelques points qui nous paraissent spécialement intéressants dans la relation entre la bande dessinée en tant que champ sociosymbolique […] et la ville de Montréal, dans sa spécificité de ville multiculturelle, multilingue, attrayante pour les jeunes créateurs, vivante d’un point de vue intellectuel, productrice de création sous toutes ses formes, mais aussi lieu de tensions linguistiques, sociales, politiques. » (Giaufret, p. 11)
Cet ouvrage, divisé en six chapitres, pourrait se recouper autour de trois thèmes : la bande dessinée montréalaise en général (chapitre 1), la représentation del’espace montréalais dans la bande dessinée (chapitre 2) et la représentation du français parlé montréalais dans la bande dessinée (chapitres 3, 4, 5 et 6). Le tout est suivi d’une grande liste de références en bandes dessinées et références théoriques ainsi que d’une annexe contenant les questionnaires pour les auteures, les auteurs, les éditeurs, les correcteurs et les correctrices.
La bande dessinée montréalaise : quelques repères
Dans ce premier chapitre, Giaufret présente la scène de la bande dessinée indépendante montréalaise du XXIe siècle. Elle s’intéresse entre autres aux relations qui se nouent entre les milieux francophone et anglophone, mais aussi aux traductions ainsi qu’à la production des jeunes auteures montréalaises :
« La plupart des auteures sont la fois scénaristes et dessinatrices, au moins pour une partie de leur œuvre. De plus, les collaborations sont fréquentes : Zviane et Iris pour L’ostie de chat, Cathon et Iris pour La liste des choses qui existent, Arsenault et Britt pour Jane, le renard et moi. Souvent, il n’y a pas de véritable division des rôles, mais une véritable coréalisation […]. » (Giaufret, p. 49-50 )
Représentations de l’espace montréalais dans la bande dessinée
Que ce soit l’espace d’une planche ou l’espace représenté, l’espace est le thème dominant de ce deuxième chapitre. Dans cette section, Giaufret s’intéresse aux représentations de la ville de Montréal dans la bande dessinée, mais aussi aux représentations de la banlieue et des interstices. Par exemple, selon les bandes dessinées analysées (Lachine Beach, Paul dans le Nord, Chroniques du Centre-Sud, Glorieux Printemps, Du chez-soi), il existerait une distinction entre deux banlieues : la banlieue proche du centre de la ville et la banlieue périurbaine, située en périphérie :
« Bien évidemment, les auteures et auteurs de bandes dessinées, jeunes (Bédard, Dénommé) et moins jeunes (Rabagliati, Suicide, Jensen) appartiennent à un groupe social de créatifs, parfois reliés à la scène musicale ou underground, qui ont donc besoin de résider dans des zones centrales justement à cause de leur activité et qui s’identifient fortement avec un style de vie urbain central. Il ne faut donc pas s’étonner s’ils représentent avec une coloration positive les quartiers qui ont désormais été absorbés par le centre en expansion et qui ont, pour les auteures et auteurs, une dimension fortement affective. Alors qu’il n’y a aucun salut possible pour les nouvelles banlieues périurbaines, d’où les auteures les plus jeunes (Dénommé et Bédard, nées en 1981 et 1991) ont fui pour s’installer dans le centre du grand et vibrionnant Montréal. » (Giaufret, p. 108 )
La bande dessinée, un langage particulier
Ce chapitre est une introduction théorique au langage, qui sera analysé dans les chapitres suivants. En effet, Giaufret se penche sur les relations entre langue écrite et langue parlée, mais aussi sur les caractéristiques linguistiques de la langue dans la bande dessinée.
« Si l’on revient à la question de ce qui est représentable par écrit, on peut par ailleurs remarquer que la bande dessinée, puisqu’elle utilise plusieurs éléments graphiques, est capable de représenter des caractéristiques de l’oralité tels que le ton de la voix du locuteur (par l’ajout d’éléments codés, tels que des fleurs dans le phylactère, ou par la forme des lettres), le volume (taille des caractères), la force illocutoire d’un énoncé (comme la forme et le contour du phylactère, par exemple). » (Giaufret, p. 135 )
La représentation du français québécois parlé dans les bandes dessinées des jeunes auteures et auteurs montréalais francophones
Dans ce chapitre, Giaufret analyse la situation linguistique de Montréal avant de s’attarder aux notions de variation, de norme et d’usage moyen, souvent évoquées en sociolinguistique.
« L’existence aujourd’hui d’un dictionnaire du français québécois standard (Usito), créé à partir d’un corpus original, semble avoir stabilisé une norme, notamment dans la dimension lexicale, pour l’écrit, correspondant à “la variété de français socialement valorisée que la majorité des Québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de communication formelle” (Cajolet-Laganière et Martel, 1995). D’ailleurs, pour les variétés informelles, il est probablement plus utile d’utiliser l’expression “usage moyen” plutôt que le terme “norme”. » (Giaufret, p. 149)
À propos de la représentation du français québécois parlé dans les bandes dessinées des jeunes auteurs et auteurs montréalais francophone, nous avons repéré un extrait révélateur autour de l’influence d’un réseau social :
« Nous avons en effet pu remarquer que les jeunes auteures et auteurs montréalais de bande dessinée forment une communauté qui collabore, se fréquente, se réunit et échange beaucoup. Pour ne donner qu’un exemple, les jeunes auteures et auteurs ont gravité auteur de la Maison de la bande dessinée de Montréal, au sein de laquelle avaient leur siège les maisons d’édition Pow Pow, La Mauvaise Tête, Colosse et la revue Planches […]. Compte tenu, donc, de l’appartenance des jeunes auteures et auteurs montréalais à un même réseau, les représentations du français qu’ils donnent à voir dans leurs œuvres présenteront probablement une certaine uniformité. » (Giaufret, p. 158)
De la variation dans les bulles : questions de lexique
Pour ce chapitre, Giaufret effectue plusieurs analyses des mots utilisés par les auteures et auteurs de bande dessinée. Elle aborde entre autres l’utilisation de québécismes (ex. : toune, ouin, ostie, poche, etc.) à partir de son corpus :
« La présence de québécismes semble marquer de manière plus significative les bandes dessinées orientées vers l’humour, ainsi que celles à caractère plus intime, liées à un élément fortement identitaire. C’est le “genre” auquel appartiennent la série “Paul” de Michel Rabagliati, ainsi que la série “Glorieux Printemps” de Sophie Bédrard, deux auteurs qui se situent aux deux extrêmes chronologiques du corpus. Ce qui est intéressant de voir ici, c’est que deux générations différentes ont recours aux mêmes outils linguistiques, à savoir le marquage lexical, afin de construire une connivence avec le lecteur qui se reconnaîtra dans les personnages même par la langue qu’ils utilisent. » (Giaufret, p. 180)
L’auteure examine également l’usage d’anglicismes dans les bandes dessinées d’auteures et auteurs montréalais :
« Les auteures et auteurs affirment employer, dans leurs textes, les anglicismes qu’ils utilisent eux-mêmes quand ils parlent, dans un souci de réalisme […]. Il s’agit surtout de représenter l’oral spontané des jeunes adultes, ce qui veut dire que les anglicismes sont employés souvent comme interjections ou exclamations vulgaires […]. Certains écrivent que les anglicismes employés sont des substantifs, mais surtout des verbes. D’autres soulignent l’importance des anglicismes pour recréer les caractéristiques du français à une certaine époque, comme le milieu ouvrier des années 1970. D’autres encore mettent en avant la brièveté des mots anglais, parfaitement adaptée à l’espace restreint de la bande dessinée. » (Giaufret, p. 202)
Questions syntaxiques et néographiques
Giaufret commence ce chapitre en revenant sur la polémique qui a apparu au moment de la parution de la série Magasin général, dont le premier tome est sorti en 2006 :
« À côté d’une réception enthousiaste du grand public, aussi bien en Europe qu’au Québec, la critique québécoise a exprimé une série de réserves sur Magasin général, accusé de proposer une image folklorique, archaïque et rurale du Québec. […] La polémique aborde aussi la question linguistique, en y soulignant la présence d’anachronismes linguistiques […]. » (Giaufret, p. 219)
Par la suite, l’auteure propose une étude syntaxique sur un corpus restreint avant de pousser son analyse sur la présence de certains points de langue particuliers (nous-autres, je vas, m’as) et certaines néographies phonétisantes (y, faque) :
« Les résultats sont ici aussi très nets : les formes je vas et m’as sont en perte de vitesse auprès des jeunes montréalais d’après la représentation qu’en donne la bande dessinée. Il est intéressant de constater toutefois que la forme la plus éloignée de la norme (m’as) est celle qui persiste quand même, quoique dans trois albums seulement, [L’ostie d’chat, tome 1], [Whitehorse] et [Paul dans le Nord].» (Giaufret, p. 235)
En conclusion
Pour commencer, nous ne pouvons que saluer le travail de Giaufret, qui met en valeur la bande dessinée québécoise à partir de deux sujets bien nichés : les représentations de l’espace urbain et le français parlé montréalais.
Malheureusement, Montréal dans les bulles n’est pas un essai accessible à tous. En effet, il est préférable d’avoir compris plusieurs notions linguistiques et sociolinguistiques avant de lire cet ouvrage. Toutefois, ce dernier regorge d’une bibliographie riche pour ceux qui souhaiteraient approfondir leurs connaissances théoriques sur la langue.
Enfin, il faut également mentionner la présence de planches et d’extraits des bandes dessinées analysées, qui aide à mieux comprendre l’espace urbain, mais surtout, les différentes variations du français parlé québécois. Je dois aussi avouer que de voir autant de bandes dessinées me fait réaliser à quel point j’en lis peu en ce moment et que je devrais remédier à mon retard.
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