Lors de ma dernière critique, j’avais évoqué mon désir d’obtenir rapidement le livre Les fans. Publics actifs et engagés, mais aussi Pour que tu mèmes encore. Penser nos identités au prisme des mèmes numériques. Après avoir reçu une copie de presse, gracieuseté de la maison d’édition, c’est avec un grand plaisir que je vais vous résumer son contenu.
À propos du livre Pour que tu mèmes encore. Penser nos identités au prisme des mèmes numériques
Pour que tu mèmes encore. Penser nos identités au prisme des mèmes numériques est un livre sous la direction de Megan Bédard et de Stéphane Girard et publié par les Éditions Somme toute en 2021. Mais qu’est-ce qu’un mème, au juste? Selon Stéphane Girard :
« les mèmes désignent “des éléments culturels natifs d’Internet qui se propagent dans la sphère publique par réplication et transformation dans des réseaux et communautés numériques” (Paveau, 2017, p. 321) : nous avons là une acception du terme succincte, claire, mais surtout opératoire. Néanmoins, il apparaît tout à fait légitime d’ajouter un élément à cette définition et de considérer également les mèmes comme des “pratiques d’énonciation” (Renaud, 2016, p. 27; l’auteur souligne), soit l’action de produire “quelque chose” en termes discursifs, qu’il soit question de prises de parole singulières ou collaboratives. » (Girard, p. 13)
En d’autres termes, les mèmes sont des contenus textuels, visuels ou un mélange des deux qui se propagent à travers Internet et les réseaux sociaux. Au cours des dernières années, les mèmes sont observés d’un regard universitaire, surtout en milieu anglo-saxon. En effet, rares sont les publications francophones qui traitent de ce sujet. Cet ouvrage remédie à cette situation, mais avec un angle particulier, tel qu’expliqué par Girard en introduction :
« Dans tous les cas, cependant, une idée persiste : les mèmes que nous produisons, consommons, sauvegardons, partageons et chérissons révèlent quelque chose de ce que je suis, de ce que vous êtes et de ce que nous sommes. » (Girard, p. 30)
C’est sous l’angle de l’identité que seront analysés les mèmes, et ce, à travers huit chapitres rédigés par des chercheurs québécois et français.
Je mémais, je mème et je mémerai. La pratique du mème comme premier art (littéraire) natif du Web (par Jean-Michel Berthiaume)
Dans ce premier chapitre, Berthiaume démontre comment le mème est un art natif du Web, mais aussi un art littéraire, d’autant plus qu’il est possible de lire un mème en trois temps : linéaire, tabulaire et réticulaire. Par la suite, l’auteur aborde le cycle de vie d’un mème :
« Pour bien comprendre le cycle de vie et en faire adéquatement l’histoire de la forme, je me référerai aux cinq stades de méméfication tels que conceptualisés par Gabriel Turbide dans le cadre d’une réflexion partagée par le Centre d’observation DE LA mémétique (21 décembre 2018). Le modèle proposé par ce dernier stipule que dès leur début, les proto-mèmes sont partagés sur des forums de gabarit comme Reddit, 4chan ou Imgur, soit autant de sites sur lesquels on téléverse des images décontextualisées, jugées amusantes, intrigantes, absurdes, etc., bref, méméfiables. Il s’agit autrement dit d’un vivier (ou d’un “serveur d’inspiration”) où l’on peut naviguer et se laisser happer par les potentialités de ces images en termes d’interprétation artistique ou de modèle communicationnel. » (Berthiaume, p. 46)
Du mode d’existence des dispositifs mémétiques, ou comment le mème remixe le discours esthétique (par Thibaut Vaillancourt)
De son côté, Vaillancourt établit comment le mème relève d’une longue tradition de pratiques artistiques telles que le détournement, le remixage ou le mash-up. De plus, l’auteur s’intéresse au mème en tant que dispositif, mais aussi en tant qu’esthétique :
« Dès lors, aborder le mème entre une tendance herméneutique-sémantique et une tendance médiologique-technique nous pousserait à chercher une voie médiane dans ce que l’on pourrait appeler une esthétique des médias, ou une esthétique processuelle. L’adjectif processuel servirait dans ce cas à englober les divers processus prenant place dans la production de mèmes (reprise, appropriation-diffusion, détournement, synthèse, méta-humour, métalangage, réflexivité), ainsi que leur ancrage technologique par référence au processeur informatique en tant que substrat matériel. Une telle perspective pourrait aussi bien s’appliquer à d’autres productions culturelles informatisées, artistiquement institutionnalisées ou non (le Net.art ou le jeu vidéo, par exemple). Ce qui dans le mème fait désormais symptôme pour nous est avant tout sa dimension de réflexivité et sa capacité à digérer de grands ensembles culturels de manière en en faire un matériau d’expression » (Vaillancourt, p. 69)
Le partage social des mèmes : un remède en situation de crise sanitaire? (par Justine Simon)
L’actualité peut très bien se traduire en mèmes, comme le démontre Simon avec ce chapitre sur les mèmes créés pendant la crise de la COVID-19, spécifiquement lors du confinement du printemps 2020. À partir d’un corpus de mèmes français, l’autrice catégorise ces créations (caractérisées par l’intertextualité ou l’hypertextualité) et note différents processus de transformation :
« La suppression est un autre procédé rencontré. On retire en effet des éléments d’une image connue pour dénoter le vide, l’absence, la solitude, et ce, question d’illustrer comment les restrictions de déplacement et de regroupement ont transformé les villes en lieux fantômes. L’avenue des Champs-Élysées est ainsi désertée dans le détournement de l’affiche du film Les Misréables de Ladj Ly. Il n’en outre plus difficile de retrouver Charlie dans la série littéraire réinventée pour s’adapter au confinement, car il est tout seul! Pour traduire ce vide, d’autres ont fait preuve de créativité. Une artiste contemporaine a supprimé les personnages de la célèbre toile de Manet, Le Déjeuner sur l’herbe (@vincy.lacroix, publication Instagram, 22 mars 2020), où le décor champêtre est désormais déserté de ses personnages. Et l’affichage réglementaire est ajouté au premier plan : “Information. Coronavirus. Covid-19. Mesures de restriction de l’espace public. Pour votre sécurité, les parcs sont fermés jusqu’à nouvel ordre.” » (Simon, p. 90)
La vie en jaune, ou la résonnance mémétique de Bob l’éponge (par Alexandra L. Martin)
Dans ce chapitre, Martin s’intéresse aux mèmes inspirés de la série animée Bob l’éponge (SpongeBob SquarePants), mais aussi aux raisons pouvant expliquer le succès viral de ces créations :
« La réponse se trouve, en partie, auprès du public cible de la série animée. En comparaison avec les commentaires sociopolitiques de The Simpsons ou le contenu cru et parfois violent de South Park, par exemple, Bob l’éponge propose en principe des histoires pour les enfants agrémentées accessoirement de blagues et de sous-entendus à l’intention d’un auditoire plus “averti”. Qui plus est, notre éponge jaune fait ses débuts au petit écran au moment où l’ordinateur personnel fait son entrée dans les foyers, ce qui autorise en le facilitant le passage d’un écran à un autre. Se pourrait-il alors que la génération ayant grandi en regardant Bob l’éponge à la télévision et ayant connu l’arrivée du Web dans notre quotidien soit naturellement portée à puiser dans ce répertoire visuel pour créer des mèmes? » (Martin, p. 111)
De la plaisanterie d’initiés à la viralité mémétique. L’exemple d’« Africa » de Toto (par Patrick Couture)
À partir d’une anecdote personnelle, Couture se lance dans l’analyse de la chanson « Africa » de Toto en tant que mème. En se basant sur les réflexions de Victor Raskin ainsi que sur les recherches de Marion Ink, l’auteur révèle comment ce mème peut être considéré comme une blague, semblable à une plaisanterie d’initiés (aussi appelée « inside joke ») :
« Il importe toutefois de souligner qu’à titre de blague, les mèmes se révèlent être plus qu’un simple processus de réplication qui se propage à l’intérieur d’un groupe social donné dans le cadre d’échanges aux visées humoristiques. En ce sens, il importe de distinguer la plaisanterie d’initiés (comme en parle Ink) de la blague d’initiés : les mèmes sur “Africa” ne répètent pas simplement un motif puisqu’ils sont bel et bien des blagues (au sens que donne Raskin au terme anglais jokes). Pour qu’une blague fonctionne, elle doit ainsi provoquer un certain effet de surprise et, en ce sens, il faut qu’elle innove (Raskin, 1985, p. 43). Si elle utilise des motifs précis, c’est toujours pour créer quelque chose de nouveau. » (Couture, p. 137-138).
Zlazloj Zlizlek : les mèmes comme stratégie d’une guerre de positions (par Allan Deneuville)
Dans un tout autre angle, Deneuville nous invite à la réflexion sur les mèmes du compte Instagram @zlazlojzlizlek, qui partage des mèmes basés sur les travaux du philosophe slovène Slavoj Žižek. Il s’agit d’une réflexion elle-même fondée sur l’œuvre du penseur italien Antonio Gramsci :
« Derrière le premier degré de réception, qui serait généralement celui de l’humour, il y en a un deuxième, soit une réflexion politique et philosophique. Ces mèmes auraient conséquemment pour but d’éroder, petit à petit, l’idéologie dominante. Ils sont comme des petits coups de marteau dans un mur : bénins individuellement, mais dont l’impact acquiert une force par effet cumulatif. Pour Gramsci, l’intellectuel doit adopter une posture semblable de “persuasion permanente”, et c’est exactement un tel rôle que semblent remplir ces mèmes. » (Deneuville, p. 159)
L’élection fédérale canadienne de 2019 à l’épreuve des mèmes. Stratégies de légitimation et de délégitimation en campagne électorale (par Simon Fitzbay et Mireille Lalancette)
Pour cette analyse des mèmes pendant l’élection fédérale canadienne de 2019, Fitzbay et Lalancette se sont inspirés de Ross et Rivers (2017), qui ont étudié les mèmes créés lors de la campagne présidentielle américaine de 2016. À partir de cette étude, les auteurs recensent des stratégies de légitimation et de délégitimation des chef•fe•s des partis politiques canadiens, qui encensent ou critiquent leur leadership :
« Le système électoral canadien repose de plus en plus sur l’image et le leadership des chefs de partis plutôt que sur les partis en eux-mêmes (Marland, 2016 dans Lalancette et Small, 2020a). Conséquemment, il semble normal de retrouver une présence accrue des chef•fe•s plutôt que des partis au sein des mèmes composants notre corpus. De plus, les mèmes se révèlent être des outils parfaits pour la personnalisation de la politique, car ils mettent en scène des personnalités connues – souvent des vedettes de films ou de séries télévisées – afin de discuter d’enjeux sociopolitiques. » (Fitzbay et Lalancette, p. 170-171)
Le déterminisme algorithmique au risque du marché de l’attention : les enjeux cognitifs et identitaires du mème (par Elsa Novelli)
Dans ce dernier chapitre, Novelli s’attarde sur le rôle des algorithmes dans notre consommation de mèmes, mais aussi sur les notions de « bulles cognitives » et de « marché de l’attention » :
« Les mèmes [font partie de ce marché], d’une certaine manière, puisqu’ils doivent impérativement solliciter notre considération pour devenir viraux en se répandant sur le Web. Le format mémétique pourra ainsi être entre autres utilisé par les publicitaires en une manifestation assez explicite du rôle des mèmes en contexte économique; certaines pages de curation cherchent même à atteindre une certaine notoriété afin d’attirer des collaborations mercantiles. Dans l’ensemble, toutefois, le partage de productions mémétiques s’effectue entre les internautes, dans l’intimité présumée d’un message privé, d’une sauvegarde ou d’un tag. Or, chacune de ces opérations d’échange sur les médias sociaux est recueillie et analysée par les algorithmes. Qu’il s’agisse d’une publication à visée mercantile ou non, il semblerait que les personnes qui créent les mèmes aient pourtant un objectif commun : la viralité, qui advient nécessairement en attirant le regard du plus grand nombre, et ce, en adaptant le mème de manière à ce qu’il soit rapidement reconnu, retenu et ultimement repartagé. » (Novelli, p. 186-187)
En conclusion
Plus je lisais Pour que tu mèmes encore, plus je me rendais compte à quel point il peut être coriace d’effectuer une analyse généraliste sur les mèmes. Comme le démontre cet essai, tout peut devenir sujet à mème : l’actualité, la politique, la philosophie, Bob l’éponge, etc.
Dans la conclusion de cet ouvrage, Megan Bédard admet qu’il est difficile de donner une définition simple du mème. Toutefois, les mèmes méritent qu’on réfléchisse à leur impact dans notre société :
« Les mèmes sont aussi symptomatiques d’une intensification des modes de communication à l’ère du numérique : du télégramme à la messagerie textuelle (SMS), les conversations s’accélèrent et, par conséquent, notre train de vie avec elles. L’outil qui voulait faciliter notre quotidien l’a plutôt transformé en course infernale avec tous ses avantages, certes, mais aussi son lot de conséquences. Les mèmes numériques sont nés avec ce changement de paradigme, celui de la convergence culturelle et médiatique : c’est pourquoi nous avons avantage à garder un œil attentif sur ses transformations et ses usages de même que sur ses impacts que nous avons qualifiés d’“identitaires” tout au long de cet ouvrage, qu’il soit question d’identités individuelles ou collectives. Ils nous en apprennent en effet plus sur qui nous sommes aujourd’hui qu’on pourrait le croire. » (Bédard, p. 218)
De mon côté, je considère cet essai comme un ajout non négligeable aux études du monde numérique. Même si j’aurais aimé lire plus d’analyses sur des mèmes francophones, cet ouvrage est idéal pour en savoir plus sur les études autour du mème. Et malgré certains passages difficiles côté théorie, il demeure accessible au grand public, ce qui est le but de la collection « Cultures vives ». Enfin, dernier point intéressant : on y retrouve quelques mèmes créés par les auteurs et autrices de ce livre, ce qui m’a décroché un sourire à plusieurs reprises.
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