Souvent, je réalise que je ne connais pas bien la science-fiction et le fantastique québécois. J’ai décidé de remédier à ce problème en contactant directement la maison d’édition Alire, qui m’a envoyé un exemplaire de presse d’un de leurs essais les plus récents. Je la remercie chaleureusement pour sa confiance et j’espère être à la hauteur en présentant ma prochaine critique.
À propos du livre Les Années d’éclosion (1970-1978)
Les Années d’éclosion (1970-1978) est un livre collectif sous la direction de Claude Janelle et publié chez Alire en 2021. Critique de science-fiction et de fantastique, Janelle est rédacteur en chef de L’Année de la science-fiction et du fantastique québécois, mais aussi du Dictionnaire des auteurs des littératures de l’imaginaire en Amérique française (DALIAF).
Les Années d’éclosion est la suite de La Décennie charnière (1960-1969), un recensement de recueils, de romans et de nouvelles des littératures de l’imaginaire québécoises publiés durant cette période. Il contient entre autres les recensions des fictions et des études, mais aussi les index des auteurs et des titres.
Recensions des fictions
Après une présentation de cet ouvrage, mais aussi une analyse de la production 1970-1978, nous tombons sur les recensions des fictions, qui occupent la majeure partie du livre. En effet, sous la plume du rédacteur en chef et de ses collaborateurs/collaboratrices, 21 recueils, 56 romans et 401 nouvelles sont résumés et commentés.
Les collaborateurs et collaboratrices en question sont les suivants : Lucie Arsenault, Krystelle Bahl, Pierre-Alexandre Bonin, Francine Bordeleau, Mélissa Boudreault, Élaine Després, Marc Ross Gaudreault, Ariane Gélinas, Stéfanie Guérin, Carmélie Jacob, Yves Maynard, Hugues Morin, Jean Pettigrew, Daniel Sernine, Jean-Louis Trudel, Philippe Turgeon, Élisabeth Vonarburg et Guillaume Voisine.
Quant aux œuvres résumées et commentées, nous avons noté certains thèmes qui ont retenu notre attention.
Les inégalités entre les classes
Ce thème est entre autres exploité dans Un été de Jessica, un roman de science-fiction d’Alain Bergeron paru en 1978 et qualifié d’OVNI par Élisabeth Vonarburg :
« Un OVNI qui bénéficie d’une visibilité inouïe aussi pour les genres à cette époque puisqu’il est publié par la suite en feuilleton dans Le Soleil de Québec. Un OVNI parce que l’auteur est totalement inconnu du milieu qui commence à se former autour du fanzine Requiem. Mais, pour les amateurs du genre, la nouvelle génération qui lit ce qui se publie en France et aussi, surtout, ce qui se publie en anglais, c’est la découverte d’un auteur qui, de toute évidence, a lu aussi, et assez lu même pour traiter avec une belle désinvolture des tropes chers à la SF – révolte des colonies contre la Terre marâtre, longévité artificielle et domination des riches puissants court-circuitant plus ou moins les États Nations, terraformation de planètes du système solaire, manipulations génétiques créant des mutants –, le tout sur un ton critique indiquant qu’il a bien lu les textes de la New Wave. » (Vonarburg, p. 52)
L’histoire du Québec
Que ce soit pour critiquer le passé ou pour imaginer un futur différent, l’histoire du Québec est réinventée dans certaines œuvres. Par exemple, il y a le roman Dodécaèdre ou « les eaux sans terre » de René Champagne, publié en 1977 :
« Si l’histoire littéraire du Québec se lit en trame de fond, l’histoire politique québécoise est tout aussi transparente. Au régime duplessiste qui évoque un village conservateur et replié sur lui-même succède un vent de changement qui correspond à la Révolution tranquille des années 1960. René Champagne a tout le recul nécessaire […] pour départager les bons coups et les erreurs qui ont marqué ces deux périodes de l’histoire québécoise. Toutefois, l’analyse socio-politique qui se dégage du récit importe moins aux yeux de l’auteur, me semble-t-il, que le message sous-jacent associé à la source. Celle-ci est l’âme du village, son ciment social. Dès le moment où la source est détruite pour des considérations matérielles, Gloripolis est coupée de son essence, de sa raison d’être. » (Janelle, p. 117)
Le fantastique québécois du XIXe siècle
En plus de voir de nouvelles rééditions de contes et légendes québécois, certains auteurs remettent au goût du jour des thèmes classiques du fantastique québécois, comme le note Francine Bordeleau dans ce roman publié en 1978 :
« Dans Philédor Beausoleil, Pierre Chatillon s’amuse à ressusciter, à dépoussiérer et à faire parler les personnages, bien réels, à l’origine des légendes québécoises très certainement les plus populaires. Il en résulte une histoire truculente, délirante et invraisemblable où l’on verra par exemple Jos Montferrand se mettre en frais d’arrêter la course du soleil, ou la lune prendre la forme d’un immense ventre de femme retenant captives une nuée de jeunes filles, dont l’étourdie Rose Latulipe qui dansa dans les bras du diable aux premières secondes du Carême. » (Bordeleau, p. 139)
L’usage d’alcool et de drogues
L’usage d’alcool et de drogues peut devenir un prétexte à une aventure fantastique (dans le sens littéraire), alors que le(s) personnage(s) vivent des expériences extrasensorielles ou surnaturelles. Jérôme Élie fait les choses autrement avec sa nouvelle « CCCP » :
« Présentée comme une expérience extrasensorielle, “CCCP” se révèle rapidement une satire des témoignages rapportés à la suite de consommation de drogues hallucinogènes, doublée d’une entreprise sommaire de démystification de toute une littérature sous influence. Le lecteur pourra s’en convaincre en cherchant le sens et l’origine du mot “orgone” – utilisé dans le titre d’une nouvelle d’Élie. Le terme a été inventé par Wilhelm Reich, docteur en médecine, psychiatre et psychanalyste, pour désigner une forme d’énergie cosmique. La théorie de l’orgone n’a jamais été prouvée et est considérée comme non scientifique. » (Janelle, p. 195)
La religion catholique
Dans les années 1970, la religion catholique perdait de plus en plus de son influence au Québec. Elle faisait même l’objet de critiques, comme dans le roman d’Anne Hébert, Les Enfants du sabbat, publié en 1975 et commenté par Pierre-Alexandre Bonin :
« Anne Hébert maîtrise sa langue, et elle fait montre d’un style qui lui est propre, entre onirisme et poésie. Tout au long du roman, elle joue sur les frontières entre le réel, le fantastique et le rêve. Elle parvient à rendre avec exactitude l’ambiance de plus en plus oppressante du couvent, alors que l’emprise de sœur Julie sur ses coreligionnaires ne cesse de grandir. Par opposition, les scènes se déroulant à la cabane sont déroutantes dans leur aspect dionysiaque, où les excès sont de mise. » (Bonin, p. 253-254)
La sexualité
Les années 1970 signifient également une sexualité plus libérée, mais aussi d’étranges mises en situation. Dans la nouvelle « Les Yeux d’orage » de Richard Levesque, un homme « tue du regard les femmes avec qui il fait l’amour ». Lucie Arsenault offre une critique mitigée de cette histoire :
« La fin du texte dresse un parallèle, un peu tiré par les cheveux, avec Orphée et Eurydice et se termine avec une référence à la “malédiction d’Aphrodite…”. Cette abondance de références mythologiques à la fin d’un texte sans réelle profondeur semble superficielle, un peu comme si l’auteur avait voulu justifier son propos par des référents sérieux. N’eût été cette chute, j’aurais sans doute apprécié cette nouvelle pour la simplicité de son ton anecdotique. » (Arsenault, p. 295)
La condition féminine
La condition féminine est également un thème exploré dans plusieurs nouvelles. Parfois, elle fait l’objet d’un renversement des rôles traditionnels. Commentant la nouvelle « Une journée dans la vie de Manuel » de Pierrette Roy, Élaine Després remarque :
« L’idée de départ de cette nouvelle est loin d’être inintéressante : elle permet de mettre efficacement de l’avant l’absurdité d’une situation banalisée – celle des femmes dans une société patriarcale –, de créer un effet de distanciation qui relève autant de la science-fiction que de l’approche brechtienne d’un théâtre social qui appelle à la révolte. Il y a bien quelques rares trouvailles formelles intéressantes, notamment l’utilisation d’un langage pornographique masculin pour parler de ménage […] Mais, malgré ces courts passages, l’effet est plus vaguement amusant que véritablement révolutionnaire, et la simple inversion filée finit par s’essouffler. » (Després, p. 348)
La littérature jeunesse
Durant cette décennie, la science-fiction est popularisée avant tout par la littérature jeunesse. À titre d’exemple, il existe une série de romans, rédigés par Louis Sutal, ayant pour protagonistes deux hommes vivant autrefois à l’époque de la Nouvelle-France, François et Paul, ainsi qu’une extraterrestre du nom d’Eksk-Hiz. Toutefois, ces romans n’ont pas toute la même qualité littéraire, comme le mentionne Guillaume Voisine dans sa critique d’un des tomes, Révolte secrète :
« D’ailleurs, la nature sérielle du roman a une autre conséquence funeste : les personnages principaux ne sont pratiquement pas présentés. Outre leur nom (qui est parfois complètement loufoque, comme “Eksk-Hiz”) et leur origine extraterrestre, on en apprend bien peu sur eux. Les trois agents n’ont pas vraiment de personnalité, et rien ne les distingue si ce n’est leur nom. Ils sont génériques, à l’instar des concepts SF déployés dans le roman. » (Voisine, p. 390)
Recensions des études
Du côté des études, c’est toujours le fantastique québécois du XIXe siècle qui attire l’attention. Claude Janelle explique les différentes raisons derrière cette popularité :
« le corpus fantastique était plus abondant et s’appuyait sur une tradition de plus d’un siècle tandis que la science-fiction québécoise ne pouvait compter sur une masse critique suffisante d’œuvres – pour autant qu’elles soient connues – pour s’inscrire dans le paysage littéraire. De plus, la forme littéraire du conte, que le fantastique emprunte souvent comme véhicule, jouit d’un préjugé favorable chez les universitaires. Ainsi, si le fantastique a acquis ses lettres de noblesse aux yeux de l’institution littéraire, ce n’était pas encore le cas pour la science-fiction dans les années 1970. » (Janelle, p. 421)
Heureusement, il existe des personnes telles qu’Élisabeth Vonarburg pour faire état de la science-fiction québécoise :
« Elle constate qu’avant 1974, le genre est à peu près absent dans la littérature québécoise. Elle explique cette situation par des facteurs extra-littéraires ou socio-politiques : méconnaissance du genre chez les écrivains, résistance à la culture anglo-saxonnes à laquelle est associée d’emblée la science-fiction, décalage des traductions en français, absence d’un lieu éditorial rassembleur. En fait, le désir de défendre la langue et la culture québécoises constituerait un obstacle majeur au développement de la conjecture rationnelle, d’autant que la science-fiction est considérée comme “une littérature de rupture par rapport au passé”.» (Janelle, p. 448)
Le fanzine qui voulait devenir une revue
Enfin, Claude Janelle consacre une petite section du livre à Requiem, un fanzine d’étudiants du collège Édouard-Montpetit chapeauté par Nobert Spehner, alors professeur de littérature.
« Le fanzine a réussi rapidement à attirer des auteurs débutants mais talentueux. Daniel Sernine publie ses deux premières nouvelles dès le numéro 6, Michel Bélil apparaît au sommaire du numéro 10, Bertrand Dion (pseudonyme de Jean Dion) signe une nouvelle dans le numéro 12 et Jean-Pierre April dans le numéro suivant. Les premières publications d’Élisabeth Vornarburg viennent à la fin de cette période. La présence d’écrivains de l’Europe francophone ne tarde pas à poindre dans les pages du fanzine, grâce en bonne partie au numéro spécial (13) Contes brefs. Cependant, le premier auteur européen (belge) publié dans Requiem est Genri Prémont dans le numéro 3. » (Janelle, p. 451)
Au fil des pages, Janelle recense le contenu des 24 numéros de Solaris, publiés de 1974 à 1978. Par la suite, le fanzine changera de nom en 1979 pour devenir Solaris, une revue qui continue à publier des nouvelles de science-fiction et de fantastique.
En conclusion
Lire Les Années d’éclosion, c’est croiser avant tout les premiers textes d’autrices et d’auteurs prometteurs. Nous avons déjà mentionné Élisabeth Vonarburg, mais il y a aussi Esther Rochon, qui publie en 1974 son premier roman, En hommage aux araignées. Par contre, c’est aussi croiser des destins tragiques, comme ceux d’Emmanuel Cocke et de Monique Corriveau. Par les résumés des collaborateurs, on devine la peine de les savoir partis trop tôt.
Même si je ne suis pas familière à 100 % avec la science-fiction et le fantastique québécois (SFFQ), je constate qu’il y a eu beaucoup de chemin parcouru depuis les années 1970. D’une littérature souvent en manque de direction littéraire, elle se « professionnalise » par le biais de revues et de maisons d’édition spécialisées. J’ai très hâte de lire la suite, alors qu’elle se situe dans les premières années du Congrès Boréal.
En attendant, je recommande vivement la lecture des Années d’éclosion, qui est un merveilleux ouvrage de référence, bien documenté, et qui peut inspirer autant les professeurs de littérature que les auteurs en quête d’inspiration.
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